Je l'avais déjà vue une fois, cette fille. Je l'avais vue et j'avais secoué la tête, murée dans ma musique, lisant sur ses lèvres, un refrain mille fois entendu. Chanté, grogné, agressé, crié, supplié. Tous les tons, toutes les formes. Et toujours ce même mouvement. Cette secousse de la tête, de droite à gauche, lèvre mordillée, œil désolé.
Non, je n'ai pas de monnaie. Non, je n'ai rien pour toi.
Et ce sont ses yeux. Sa politesse rigoureuse. Son visage. Tellement délicat, tellement beau sous la dureté de la rue.
Mon coeur s'est essoufflé, mangé par une brutale contraction. Une brutale dénégation de la réalité. Un cri tout simple qui a résonné dans mon coeur. Pourquoi elle aussi?
On les connait, les hommes de la rue. Et Les femmes profondément masculinisées, mille fois couvertes de vêtements, cheveux coupés ras. On ne le distingue presque plus. Un reflet surtout, d'une ancienne femme. Qu'on dissimule, qu'on neutralise à l'extrême. Parce qu'on sait ce qu'il se passe pour une femme dans la rue.
Et voir ce visage si doux, si jeune, si poupin, si "jeune fille de bonne famille", malgré les vêtements d'homme, le chien et la rocaille au fond de la voix. Le voir et savoir, par en dessous, les viols, les agressions, les maltraitances et cette ignorance profonde, superbe dans laquelle elle navigue, elle et son très gros chien. Elle et sa très grosse souffrance.
J'espère m'être faite avoir. J'espère qu'elle a un toit où dormir, qu'elle ne fait la manche que pour glaner et mettre de côté. Qu'elle n'est pas vraiment dans une misère noire. Comme toutes ses gitanes qu'on envoie le matin et qui rentrent le soir.
Excusez mes mots s'ils vous paraissent crus. Mais je n'ai pas vocation à vouloir minimiser et rester dans le bien-pensant général, visant à maintenir l'uniformité toute relative d'une population pensant pareil, ce qu'On lui dit de croire.
Et qu'importe, je l'ai vue une fois et ce serrement m'est restée. J'ai vu son monstre et je me suis dit que, peut être, il l'empêchait d'être violentée. Mais j'ai eu mal pour elle et son visage si beau..
Et ce soir, elle est apparue dans mon tram. Chien toujours plus sublime de muscles. Je l'ai reconnue. Et le serrement est revenu, dix fois plus fort. Ses cheveux étaient sales, son visage était marqué. Yeux bouffis. Déjà si vieille.. Elle est passée, je lui ai souri. Lèvre mordillée, oeil désolé.
Et j'ai commencé à me battre avec moi même. J'ai lutté pour de vrai. J'ose, j'ose pas? J'y vais, j'y vais pas? Pourquoi ce blocage? Le leitmotiv parental. Non, on ne donne pas aux gens qui font la manche, çà ne les aide pas. Ils veulent seulement pouvoir picoler.
Et puis, j'ai fait le vide. J'ai volontairement et consciemment tout éteint consciensieument et j'ai retiré mes écouteurs.
Question stupide, aussi gênées l'une que l'autre.. "Excusez moi mais.... vous avez besoin de quoi?"
Vaste, si vaste! question que j'ai lu dans son regard. L'étonnement et puis.. "Un brin de monnaie, si vous avez.."
Et j'ai été honnête. Profondément.
"De la monnaie, j'en ai pas mais par contre, j'ai de la nourriture, si vous voulez.."
Instinctivement, je me suis doutée qu'elle voudrait peut être pas. Que je ne pouvais pas la forcer à accepter de la nourriture. Que je voulais pas me retrouver avec un "non, merci, j'en veux pas" alors j'ai demandé.
"Ben oui mais bon, gardez quelque chose pour vous, hein!"
C'était tellement.. mignon, spontané. Complètement à l'image de ce que je pourrais moi même sortir. J'ai souri.
"Vous préoccupez pas, j'en ai et pour le coup, je suis sure que j'en ai trop"
Phrase des plus maladroites, s'il en est. Mais le fond était sincère. Je savais, en allant à mon apéro qu'il me resterait des choses sur les bras. Donc en trop.
Je lui ai remis une pauvre boite de tomates cerise, en m'excusant.
"Ecoutez, c'est pas grand chose mais c'est au moins çà.. Si çà peut vous aider, prenez, vraiment"
Et je savais pu où me mettre. Parce que ses yeux brillaient bien trop d'un coup, qu'ils avaient viré rouge et que c'était un rictus bien trop connu que je voyais déformer sa bouche. Ce sourire si triste.. Et moi, je voulais pas la faire pleurer. Je voulais seulement qu'elle soit contente. J'aurais pu engagé la conversation mais j'ai rougi et je me suis dépêtré de ces nombreux "merci beaucoup, mademoiselle. Merci beaucoup. Bonne soirée. Bonne soirée"
Elle voulait pas s'éloigner, elle se retournait tous les 50 cm et moi, j'avais honte de mon paquet de tomates. J'aurais voulu avoir un poulet roti, un repas rempli de protéines, de la nourriture pour le chien. J'aurais voulu lui demander pourquoi, j'aurais voulu lui dire "écoute, c'est stupide mais tu me fais tellement de peine, tu es tellement belle et pas à ta place, viens, je t'emmène et je te paie tes courses"
J'aurais voulu avoir 20 euros, 50, 100! J'aurais voulu plus que ses pleurs et cette maudite boite de tomates cerises entre nous. Des larmes pour des tomates à 99 cents. C'était tellement trop peu.. Qu'elle pleure pour un sac rempli de nourriture consistante, oui!
Mais on était dans le tram et je devais descendre à la suivante. Rejoindre mes amis, rire et m'amuser.
Mais la première chose que j'ai faite en arrivant, c'est lâcher mon sac et mes affaires et parler de toi. De toi, de ton sourire si doux, de ton chien si gros et de mon profond désespoir à être si inutile.. Parce que je me suis sentie proche de toi, j'ai imaginé tes parents, j'ai imaginé les nuits, j'ai imaginé la peur, la solitude, le désespoir. Et puis, tu étais douce avec ta Bête.
Je suis même pas fière de ce que j'ai fait. Mais je sais que je suis dans la bonne direction professionnelle. Que ma nature profonde a bien guidé mon choix, a su se faire entendre. Je sais que je veux aider. A plus grande échelle, à plus haut niveau mais que toujours, ce visage restera comme leitmotiv.
Et ces maudits pleurs qui me crispent le ventre de honte.. Honte d'être si riche, honte d'avoir un toit et des parents pleins aux as. Honte d'avoir donné que ces pauvres tomates. Je n'avais rien d'autre à proposer en plus. Dans mon cabas. J'ai préféré lui donner du "sain", plutôt que des merdes appéritives qui donnent soif et encore plus faim.
Mais j'aurais aimé avoir plus. Je lui aurais filé mes madeleines. Mon pain. Mon fichu poulet. Parce que les tomates, c'est toxique pour les chiens. Si son chien meurt à cause de moi...
**Touchée en plein coeur** <3